La soirée s'était déroulée à la perfection et Simon Fraser ne pouvait se lasser de se délecter de son petit manège. La surprise avait été totale et il avait bien montré aux yeux de tous la suprématie qu'il comptait imposer sur la région. Une fois sa bombe lâchée, il n'avait guère eu l'envie de continuer cette mascarade : boire et manger aux côtés de certains de ses ennemis les plus chers, de certains de ses plus farouches détracteurs était au-dessus de ses forces une fois accomplie son plan machiavélique. Supporter par intérêt oui, mais sinon, très peu pour lui. Le vieux laird s'était donc retiré dans son bureau, préférant s'adonner aux affaires de ses terres. Il avait même placé des gardes devant sa porte, insistant pour qu'on ne le dérange sous aucun prétexte sous peine de châtiment.
Aussi, lorsqu'on frappa à sa porte, le dérangeant en pleine rédaction d'une missive, le vieux renard émit un grognement effrayant, ses yeux lançant des éclairs.
« My Laird, je suis navré de vous déranger, mais madame votre fille, Lady Janet Abercromby, insiste pour vous parler. » Sa plume suspendue dans les airs, Simon se figea un centième de seconde... avant que son visage ne se fende d'un sourire maléfique. Janet désirait continuer la scène qu'elle avait tenté d'amorcer sur l'estrade, alors que l'assemblée était accrochée aux lèvres de Simon et de Sibyl. Cette jeune femme était têtue, et s'était parée d'un halo charismatique qu'elle ne possédait pas avant. Elle avait changé, il l'avait bien vu, décelant cette infime transformation dans son maintien et sa répartie intelligente.
« Qu'elle entre. » L'impatience et la véhémence de Janet ne se firent pas attendre, elle entama un discours moralisateur qui se voulait fort et sûr de son bon droit, persuadée qu'elle détenait la vérité et le pouvoir de sermonner son vieux père. Simon ne bougea pas d'un cil, l'observant d'un regard impassible et l'écoutant débiter ce qu'elle croyait être quelque chose de juste et d'impérieux. Quant elle eut fini, il garda un instant le silence, toisant de ses prunelles d'acier cette lady qui se croyait décidément tout permis. Très bien. Que la joute commence.
« Eh bien, voici beaucoup de mots sortant d'une si petite bouche... » Son regard implacable s'illumina d'une flamme malicieuse et hautaine, son demi sourire ne quittant jamais son visage et ne lui conférant qu'une aura plus irritante que jamais. Tout en lui semblait crier qu'il se fichait pas mal des reproches que sa fille lui faisait, les laissant glisser sur son armure de glace sans en sentir le moindre impact. Lentement, il déposa sa plume sur le parchemin, s'adossant dans son fauteuil pour s'installer confortablement et joignant ses mains sur son ventre. Simon savait qu'il n'échapperait pas à ce procès mais il comptait bien tout faire pour montrer à Janet toute l'indifférence qu'il ressentait en cet instant, dévoilant toute sa suffisance indulgente en acceptant de l'écouter s'égosiller.
« Très chère madame, je ne comprends pas bien pourquoi vous vous sentez le droit de faire irruption dans mon bureau pour me faire votre charmant petit laïus. Il me semble avoir passé l'âge de recevoir des leçons... surtout quand elles viennent d'une petite lady d'un clan insignifiant et qui n'a pour expérience qu'à peine quelques mois de gestion. Vous consentirez à trouver la situation pour le moins... amusante et inappropriée. » Un fin sourire carnassier dévoila ses dents parfaitement alignées, feignant l'amusement dont il venait de parler. Et il planta son regard dans celui de sa fille, un regard perçant destiné à la transpercer et lui faire saisir l’imbécillité de sa démarche. Soudain, il effaça son rictus pour offrir une mine pensive et presque surprise :
« Dis-moi, toi qui es tellement impliquée dans la cause jacobite, penses-tu vraiment que le conflit opposant anglais et écossais perdurera plus de vingt ans encore ? Je suis étonné, je pensais que vous alliez être beaucoup plus efficace dans la lutte et beaucoup plus radicaux. Mais si mes petits-enfants qui ne sont pas encore nés et qui n'ont donc même pas encore atteint l'âge d'être soldats sont voués à se combattre les uns les autres, je gage que tu prévois encore plus de cinquante ans de troubles et de conflits. Seigneur, mais quel avenir sombre tu prévois ! » Le renard écarta les bras en signe d'incrédulité, haussant ses sourcils et affichant un air affligé.
Lentement, le Fraser posa ses coudes sur les accoudoirs et joignit l'extrémité de ses longs doigts fins, posant un regard soudain féroce et ardent sur la lady Abercromby.
« Abstiens-toi, tu te ridiculises toute seule. Que sais-tu de la loyauté des hommes de mon clan ? Rien, absolument rien. Etais-tu présente en 1715 lorsque, alors que j'étais exilé depuis des années, je suis revenue sur mes terres et aient rallié l'intégralité de mon clan pour mettre un point d'arrêt à la rébellion ? Se sont-ils posés une seule seconde la question de me suivre ou non ? » Il marqua un temps d'arrêt, laissant planer le silence pour appuyer ses arguments.
« Tu sais que non. Mes hommes me suivent parce qu'ils savent que je n'agis que pour la préservation de mon clan, dans ses intérêts et sa pérennité. Ceux qui ne sont pas contents n'ont qu'à partir, mais beaucoup savent qu'ils le regretteraient. J'ai des méthodes que d'aucun peut trouver condamnable, mais tout le monde sait qu'elles fonctionnent au bout du compte. » Son ton restait calme, mais ses paroles étaient tranchantes et sans appel.
« La seule honte qui plane sur l'honneur de notre clan pour le moment porte un nom : Simon Junior Fraser. Il est incapable de maintenir le clan, alors comment penses-tu qu'il puisse l'élever ? »Le vieux renard baissa ses mains, murmurant pour lui-même quelques mots indistincts :
« Mais je trouverai une solution pour sauver le clan de cette déchéance... » Revenant à lui, il épingla un sourire factice sur son visage vieilli :
« Le mariage de Sybil nous sera profitable d'une manière ou d'une autre, tu verras. Et de quoi se plaindre ? Elle acquiert une position très élevée et très enviable, je suis certain qu'elle est ravie de quitter la maison. »